On fait c'qu'on peut avec c'qu'on a ! [libre]

Une main glacée se posa sur l'épaule nue de Jenny, ce qui la réveilla instantanément. La jeune femme poussa un cri aigüe en esquissant un mouvement de recul, en position de défense, mais cependant prête à frapper l'impudent qui tenterait de la violenter (ou de poser à nouveau une main aussi froide sur elle). Mais en fait d'agresseur, ce n'était que le chauffeur de taxi qui la regardait, l'air perplexe, une main en l'air, bafouillant en Roumain des mots que Jenny ne comprenait évidemment pas...

*Ah oui, c'est vrai... se rappela-t-elle, encore un peu embrumée par l'alcool consommé dans un troquet de Bucarest, voilà bien une dizaine d'heures auparavant, sitôt qu'elle avait récupéré ses bagages à l'aéroport. Des jours et des jours d'avion pour arriver dans cette ville pourrie où on se les gèles comme c'est pas permit, des heures passées dans cette caisse déglinguée sur des routes qui cahotent en veux-tu en voilà et maintenant...*

Jenny jeta un oeil par la vitre du taxi. Ils étaient arrêtés devant le portail en fer forgé d'un manoir, qu'on distinguait un peu plus loin, masqué par de grands arbres feuillus.

*Ben bonjour le coin paumé, se désola la citadine avec un profond soupir. Trou-du-cul-du-monde-city, j'imagine... Tu parles de vacances, moi qui pensais pouvoir faire du shopping et aller en boîte, ça semble un peu foutu... J'aurai dû me douter que c'était un attrape couillon, cette invitation !*

Ouvrant la portière de la voiture avec moult râleries pour suivre le chauffeur, qui était en train d'essayer d'ouvrir son coffre pour récupérer les deux énormes sacs de voyages Vuitton de la donzelle, Jenny fut à nouveau confrontée au choc thermique et encore une fois, en eut un bref instant le souffle coupé.

"Bordel, mais c'est quoi ce pays de merde où il fait plus froid qu'au pôle Nord ?!" hurla la jeune femme en resserrant sur sa gorge nue les pans de son caban Yves St-Laurent, acheté lors de son escale à Paris, tandis que le vent glacial mordait la chair de ses jambes nues et s'engouffrait sous le mince tissu de sa robe Prada.

Lorsqu'elle était sortie de l'aéroport à Bucarest, la flemme de chercher ses bottes Marc Jacob dans son sac avait été plus grande que son envie de boire et à Dieu vat ! elle s'était engouffrée dans le premier bistro venu et avait commandé ce qu'ils avaient de plus fort. Tiens, d'ailleurs, comme elle y pensait... Une flasque de bourbon qu'elle y avait acheté se trouvait dans l'une des poches de son manteau ! Jenny y but rapidement, se trouvant rassénérée et entreprit de prendre un de ses sacs pour l'amener jusqu'au hall.

"Ben zut alors, me souvenais pas qu'il était si lourd..."

C'était bien parti, elle arrivait à peine à soulever son bagage.
Devant ses essais infructueux pour le décoller du sol (allant même jusqu'à siffler le sac et l'encourager avec des "petit, petit"...), le chauffeur de taxi, sans doute prit de pitié pour la demoiselle aux cheveux roses, empoigna le sac et le jeta d'un geste se voulant nonchalant, mais se révélant être maladroit (il avait sous-estimé le poids de la chose), avant de se diriger d'un pas un peu déséquilibré vers le portail qu'il ouvrit. Il parcourut le chemin jusqu'au manoir, déposa le premier sac devant l'entrée et fit un deuxième voyage pour le second, sagement suivi par Jenny.
Lorsqu'il abandonna son sac à côté du premier, la jeune femme retira un épais porte-monnaie de son manteau et en tira une liasse de billets de 500 lei. Elle en préleva six qu'elle tendit au chauffeur qui n'en attendait pas tant et lui fit un grand sourire, agrémenté d'une révérence quelque peu ironique avant de repartir vers son véhicule, abandonnant Jenny devant le manoir avec deux sacs trop lourds pour elle ("mais comment j'ai fais pour les amener toute seule jusqu'à l'aéroport de L.A. ?...").

Comme les jolies jambes de la jeune femme commençaient à tourner au bleu, celle-ci se décida à aller chercher de l'aide dans le manoir. Il devait bien y avoir une bonne âme dans les parages, prête à venir lui donner un coup de main, non ? Une petite gorgée de bourbon histoire de se donner du courage pour monter la volée de marches et hop !
Ouvrant grand la porte, créant par la même occasion un joli courant d'air, Jenny débarqua donc au manoir. D'une voix pleine et portante, elle demanda à l'adresse de qui l'entendrait :

"Y'a quelqu'un qui puisse me donner un coup de main avant que je ne me change en statue de glace pour décorer l'entrée ?!"

Cloé était arrivée la veille au soir au alentour de 8h, après un vol Dublin-Bucarest qui avait duré très exactement 2 heures et 32 minutes. Elle était bien placée pour le savoir, la jeune fille avait regardé sa montre durant tout le voyage. Cloé n'avait pas vraiment des goûts de luxe, mais un avion qui ne passait pas de film, elle ne supportait pas.

Pour s'amuser dans l'avion, elle avait emmené un kit pour se faire une french manicure et son appareil photo. Mais son kit lui avait été enlevé au contrôle des bagages car il contenait un produit toxique. *Mais oui, c'est ça comme si je voulais tuer quelqu'un avec mon kit pour la french manicure* avait pensé l'Irlandaise en colère. Et dans l'avion, les photos étaient interdites à cause du droit de l'image de la companie aérienne, enfin un truc du style, elle n'avait pas très bien compris, mais ce qu'elle avait compris, c'était "pas de photos". Elle avait oublié de prendre un livre et s'en mordait les doigts, qu'est-ce-qu'on pouvait s'ennuyer dans un avion.

Elle avait essayé de regarder par le hublot, mais c'était pareil, des nuages, des nuages et encore des nuages. *En même temps, tu t'attendais à quoi, t'es dans le ciel, il y a des nuages*. Elle avait tenté de regarder les gens autour d'elle, mais ils étaient tous plus banals les uns que les autres. La jeune femme avait alors commandé une tasse de café pour se calmer, mais ce qu'on lui amena pouvait à peine être qualifié de "jus de chausettes", c'était immonde. Elle recracha dans le verre, tout en faisant le plus de bruit possible pour que l'hôtesse comprenne bien qu'elle n'appréciait pas.

Enfin après 2 heures 32 de vol et 57 minutes de taxi, elle arriva au château. Elle alla demander aux domestiques si quelqu'un de sa famille était déjà arrivé, mais apparement elle était la première. Elle décida alors de s'occuper de tout le lendemain, tout ce que Cloé désirait maintenant c'était une bonne nuit de sommeil. Une femme de chambre lui indiqua sa chambre et la jeune Irlandaise se mit au lit. Elle ne tarda pas à plonger dans un sommeil plutôt passible, ce qui n'était pas courant chez elle.

Lorsque Jenny arriva, Cloé était assise sur une chaise tout au bout du hall. Elle lisait "The Portable Dorothy Parker", c'était son livre préféré, elle devait l'avoir lu une centaine de fois déjà. Elle était tellement absorbée dans son livre qu'elle n'entendit pas le taxi ni la porte qu'on avait ouverte puis refermée. Par contre, le cri de Jenny, elle l'attendit, il l'a fit même sursauté. Elle attendit quelques minutes qu'un des domestiques vienne l'aider, mais comme personne ne semblait décider à venir, elle se leva enfin.

Elle marcha jusqu'à Jenny d'un pas nonchalent. *Faut pas abuser quand même, je veux bien aider,mais je suis pas la bonne!* déjà irritée par l'attitude de princesse de Jenny. Pourtant, elle tâcha de cacher, tant bien que mal, son jugement bien trop hâtif.

Bonjour, je m'appelle Cloé Duran, je suis la nièce de M. Duran. A qui ai-je l'honneur?

Tout en lui tendant la main, elle ne put s'empêcher de glisser une pointe de sarcasme dans sa dernière phrase.

"Allons bon, mais y'a personne ou quoi, dans cette baraque ?" murmura Jenny, contrariée, en claquant des dents.
Le vent froid et mordant de la Roumanie l'engourdissait plus sûrement qu'une rassade d'alcool et c'était à peine si elle sentait encore ses jambes, dont la couleur tournaient sérieusement au schtroumph... Pas très enviable.
La jeune femme s'apprêtait tout juste à renouveler son retentissant appel à l'aide avant de mourir d'une pneumonie sur le pas de la porte, quand le bruit d'une chaise raclant le sol lui fit tourner la tête.
Tout au bout du hall, une jeune fille venait de se lever, livre en main et se dirigeait vers Jenny sans se presser.

*Ah, tiens, je l'avais pas vue, elle... * songeât la jeune femme en resserrant un peu plus les pans de son manteau contre sa gorge tandis que la fille venait se planter devant elle, l'air un poil contrarié, aurai-t-on dit, mais Jenny n'y prêta pas grande attention. Elle se présenta. Chloé, nièce d'un certain Duran... Le nom ne disait strictement rien à Jenny, mais elle eut cependant la politesse de ne pas le signaler : ça semblait être important.
Jenny détaillait Chloé. Elle était plus jeune qu'elle, au maximum 18 ans, pensa la jeune femme. Elle avait l'air d'être plutôt calme et dégageait une impression de tranquillité. Enfin, ce fût en tout cas ce que ressenti Jenny en la voyant, même si pour l'heure, elle était sous l'emprise du froid (les deux rassades de bourbons ne comptaient pas, il en fallait bien plus pour la saouler ...).
Se rendant compte avec un peu de retard qu'on lui tendait une main, Jenny finit par la prendre. Le bout de ses doigts la piquait d'une façon très désagréable. Jenny détestait ce temps pourrit !

"Jenny Lewis, se présenta laconiquement la jeune femme avant de retirer sa main de celle de son hôte pour aller à la recherche de sa flasque dans son manteau pour en boire une grande gorgée et de soupirer. J'aurai besoin d'aide pour monter mes bagages..."

En se tournant de trois quarts (oh, miracle ! Ses jambes lui obéissaient encore !), Jenny désigna la porte grande ouverte derrière elle, signifiant que les bagages en question étaient restés en bas des marches et qu'elles allaient devoir unir leurs efforts pour les monter. Ah moins que ce ne soit Jenny qui ait perdu ses forces durant son sommeil.
A cette idée, cette dernière se souvint qu'en plus d'être un pays pourrit où il fait froid comme c'est pas possible, la Roumanie était aussi le pays de Dracula !

*Han, ça serait un vampire qui m'aurait vidé de ma force !*

Idée brillante, bien sûr... Faudrait penser à interdire la lecture de Stocker à ce genre de personnes, ou mettre un warning sur la couverture... Plongée dans les souvenirs (un peu brumeux) de son livre, Jenny restait plantée sur le pas de la porte, toujours tournée de trois quarts, la bouche entrouverte et l'oeil droit mi-clos, ce qui exprimait, chez Jenny, quand elle se trouve être légèrement alcoolisée, une réflexion intense...